Quinze ans après Néron, la Terre tourne toujours

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En juillet 2004, avec sa décision dans le dossier Néron, la Cour suprême du Canada formalisait le concept de journalisme « raisonnable ». Plusieurs dans les médias ont rapidement conclu, à l’époque, que le ciel venait de nous tomber sur la tête. Que c’en était fini de la liberté de presse. On a crié à l’imposture[1], à l’abus de pouvoir[2]. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec menait vaillamment la charge, la présidente Anne-Marie Dussault clamant que ce jugement « inique » consacrait l’intrusion des juges dans les choix éditoriaux[3]. Quinze ans plus tard, je n’ai trouvé trace ni d’intrusion, ni d’accroc à la liberté de presse. J’ai demandé à la FPJQ si elle pouvait pointer du doigt quelque cause célèbre. Ou si, sait-on jamais, avec le recul, elle avait aujourd’hui une position plus nuancée. On n’a pas jugé bon de me répondre. En attendant, non seulement la Terre tourne toujours, mais il semble bien que l’arrêt Néron profite avant tout aux médias.

Je résume l’histoire : deux reportages de Radio-Canada, qui pointaient du doigt la Chambre des notaires du Québec pour son laxisme, présentaient des problèmes déontologiques, comme l’a reconnu l’ombudsman de Radio-Canada quelques mois après leur diffusion. Bouc émissaire pour la Chambre des notaires, dommage collatéral pour Radio-Canada, le relationniste Gilles Néron a vu sa carrière ruinée. Plus fondamental, selon moi, on peut difficilement qualifier d’exacte et rigoureuse la version des faits qui a été servie au public dans les reportages.

Toujours est-il que  M. Néron a intenté une poursuite, comme c’était son droit, et il a remporté la victoire en Cour supérieure, où un des deux reportages a été qualifié de « règlement de compte » —une conclusion que l’ombudsman lui-même avait déjà tirée. La substance de la décision a été confirmée en Cour d’appel, puis en Cour suprême dans une décision très largement majoritaire (6-1).

La décision de la Cour suprême, et plus spécifiquement le « nouveau » concept de « journalisme raisonnable », a tout de suite provoqué une crise d’urticaire collective. Le Devoir, par exemple, a estimé en éditorial que la Cour venait de fournir « des munitions d’une puissance paralysante démesurée à quiconque fera l’objet d’un reportage dénonciateur, et ce même si les faits révélés sont véridiques et d’intérêt public »… sans se formaliser outre mesure du fait que les reportages, comme le signale le jugement, avaient diffusé une information « partiellement véridique […] d’une manière incomplète et trompeuse dans le but de ternir le plus possible la réputation des intimés ». En fait, pour l’éditorialiste, les reportages de Radio-Canada constituaient « du journalisme tel qu’on souhaiterait qu’il s’en fasse beaucoup plus souvent dans nos médias »[4], ce qui n’était pas spécialement rassurant.

Un des rares commentaires démontrant de la pondération, et même de la clairvoyance, est venu d’André Pratte, alors éditorialiste à La Presse. Sans se dissocier franchement des critiques, il faisait à tout le moins remarquer que « le jugement est très nuancé; il n’est pas impossible que dans la suite des choses, il bénéficie aux médias au lieu de leur nuire. Par exemple, le jugement pourrait amener un tribunal à statuer qu’un reporter qui a respecté les standards de la profession n’a pas commis de faute même si les faits qu’il a rapportés sont erronés ».

Quinze ans plus tard, effectivement, il semble bien que la décision de la Cour suprême était non seulement sensée, mais qu’elle présentait d’importants avantages pour la presse, comme l’avait subodoré M. Pratte. D’une certaine manière, dans Néron, la Cour a défini le journalisme « de qualité » et a affermi le statut particulier de la presse en posant que, dans la mesure où le journaliste procède dans le respect des standards professionnels, il a formellement droit à l’erreur. Le journaliste, dit en substance la doctrine en question, n’est pas tenu à la perfection, il n’a pas une obligation de résultat. Mais il a une obligation de moyens, comme tous les professionnels. Et les « moyens » sont faciles à mettre en oeuvre, ce sont simplement les méthodes usuelles et les précautions déontologiques dont ont convenu les journalistes pour définir et baliser leur travail. Lorsque des principes analogues ont été mis de l’avant en Common Law, dans deux autres décisions de la Cour suprême, en 2009, les médias ont d’ailleurs crié de joie et parlé d’une avancée historique en matière de liberté de presse.

Au final, les médias sont mieux armés qu’avant pour accomplir leur mission, et non le contraire, ce dont nous pouvons tous nous réjouir. Tout petit exemple, en 2014 le Journal de Québec commettait une erreur de bonne foi en publiant la photo d’une maison où se serait produit un crime… mais ce n’était pas la bonne maison. Le journal a rapidement publié un rectificatif. Le propriétaire de la maison a néanmoins estimé avoir été lésé. La poursuite a échoué, le juge déclarant : « En clair, un journaliste ou un photographe ne commet pas forcément une faute du seul fait de diffuser des renseignements erronés. Un professionnel de l’information raisonnable peut, de bonne foi, commettre une erreur sans que celle-ci ne résulte d’un « comportement fautif »[5].

Une des craintes évoquées en 2004 était celle du fameux « effet réfrigérant », à savoir que la doctrine mise de l’avant allait encourager les plaintes et les poursuites en diffamation à l’endroit des médias, ce qui mènerait à une forme d’autocensure qui ne serait pas dans l’intérêt public.  Pour le moment, le seul effet réfrigérant qu’on peut discerner me semble plutôt dans l’intérêt de la presse : amener un média devant les tribunaux demande du temps et beaucoup d’argent, et en bout de course les indemnités éventuelles sont maigres.

Bref, la réaction de 2004 dénotait un manque de perspective, voire un déficit d’attention. Les tribunaux supérieurs avaient au premier chef maintenu la décision du juge Tellier, de la Cour supérieure, laquelle s’appuyait largement sur le Code civil du Québec. Celui-ci signale, tenez-vous bien, attention scandale, que  « toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui ». Bref, et les juristes trouveront peut-être que je simplifie à outrance, mais la Cour suprême a ajouté des bretelles là où il y avait déjà une ceinture. Et ce que certains critiques semblaient dire, en 2004, c’est que la société (le mandant) n’a pas le droit de demander à la presse (son mandataire) de respecter les règles qu’elle-même, la presse, met de l’avant.

Et comme André Pratte le faisait lui-même remarquer dans son texte, l’arrêt Néron n’arrivait pas « comme un cheveu sur la soupe. Il y a 10 ans […] la Cour d’appel signait un premier jugement où le critère de la norme du journalisme raisonnable était introduite […] Or, ce jugement aboutissait à une conclusion favorable au média concerné ». La décision à laquelle réfère ici Pratte est celle de Radio-Canada c. Radio Sept-Iles inc. Dans ce cas, une journaliste avait commis une erreur mineure, mais qui n’en constituait pas moins une « fausseté » qui avait permis que le média soit blâmé en première instance. La Cour d’appel, invoquant le Code civil, avait cassé le jugement et planté la graine du journalisme raisonnable. Pas de crise d’urticaire ici, cependant… parce que le média avait remporté la victoire[6]. Cette décision, qui date de 1994, est bien entendu citée dans celle du juge Tellier, qui date de 2000. Bref, le chemin qui menait à Néron 2004 était tracé depuis longtemps.

Donc, comment expliquer les cris d’orfraie de 2004 ? De manière générale, lorsque la presse examine des décisions juridiques qui la concernent, ses conclusions tiennent du réflexe conditionné. Si le média perd, peu importe que la décision soit justifiée, et d’ailleurs, elle ne peut pas l’être. On sonne l’alarme, tout le monde grimpe au créneau, on sort les piques et l’huile bouillante. Et gare à ceux qui regimbent. Quelqu’un, sur les remparts, prend les présences.

La Cour suprême rendra bientôt une décision qui concerne la protection de l’anonymat des sources journalistiques. Si la Cour, qui a entendu les plaidoiries en mai dernier, ne désavoue pas la décision de la Cour supérieure, la journaliste Marie-Maude Denis, de Radio-Canada, devra témoigner au sujet de ses sources et pourrait devoir les identifier. Le cas échéant, avant de pleurer sur la liberté de presse, je suggère de laisser passer le festival des chemises déchirées et de lire la décision calmement.

D’autant plus qu’il faut s’attendre à ce que la décision, si nécessaire, soit caricaturée, sinon grossièrement dénaturée. C’est ce qui s’est produit en 2004. La FPJQ donnait le ton : « Que nous dit ce jugement pour l’essentiel ? Il nous dit qu’un reportage fidèle à la vérité sur une question d’intérêt public peut néanmoins être puni […] si le reportage n’a pas été réalisé de la manière dont le juge l’aurait fait lui-même ». Le jugement ne dit ça nulle part, bien sûr, et la FPJQ succombait alors à une démagogie qui ne dénote pas, j’espère, un manque flagrant de respect pour le public.

La chroniqueuse Lysiane Gagnon, dans le Globe and Mail, avait poussé le bouchon encore plus loin dans la déformation : « The Supreme Court disapproved of the way Mr. Néron had been dealt with and concluded that his “right to his reputation” was more important than freedom of the press »[7]. Je vous mets au défi de trouver un passage du jugement qui dit quelque chose qui s’approche de ça.

N’est-il pas révélateur, dans de telles affaires, qu’il semble très ardu d’attaquer le fond de la question sans d’abord en pervertir la substance ?

Pour en savoir plus sur l’affaire Néron, vous pouvez lire un autre de mes textes ici.

Je vous invite à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay, 2019

 

[1]VENNE, M. Le journalisme par les juges, Le Devoir, 9 août 2004.

[2]GIROUX, A. Une histoire d’abus de pouvoir, Le Devoir, 4 août 2004.

[3]DUSSAULT, A.-M. Le jugement Néron en Cour supême [sic] consacre l’intrusion des juges dans les choix éditoriaux, Fédération professionnelle des journalistes du Québec, 30 juillet 2004.

[4]SANSFAÇON, J.-R. Un lourd jugement, Le Devoir, 4 et 5 août 2004.

[5]Cour du Québec, division des petites créances, 200-32-061649-140. Par. 81.

[6]Cour d’appel, Société Radio-Canada et Monique Durand c. Radio Sept-Iles inc. [et al.], 200-09-000505-880, 1er août 1994.

[7]GAGNON, Lysiane, Summer of our discontent, The Globe and Mail, 16 août 2004.