Journalistes espionnés: on régresse

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Au Québec, un nombre inconnu de journalistes ont été surveillés par au moins deux corps policiers, certains d’entre eux pendant des années, avons-nous appris ces derniers jours. Pas parce qu’ils étaient soupçonnés d’un crime, mais parce que la police cherchait à identifier leurs sources. Leurs appels téléphoniques entrants et sortants ont été recensés, et dans au moins un cas il y a eu filature virtuelle. Avec raison, les médias traitent l’affaire comme un scandale. C’en est un.

Certains ont raillé que le Québec prenait avec cette affaire l’allure d’une république de bananes. Un parallèle avec l’Allemagne de l’Est des années 60 ou le Chili de Pinochet est également tentant. Ou encore, pourquoi pas, avec les États-Unis de l’époque de J. Edgar Hoover, alors que l’industrie du micro miniature se portait très bien. Cependant, à voir l’air ahuri de nos hauts gradés, lors d’un point de presse échevelé consenti dans l’embrasure d’une porte qu’ils brûlaient de refermer, on doit probablement en revenir à la métaphore fruitière.

Aurons-nous une loi pour protéger les sources, comme la plupart des états américains ? Peut-être, mais en l’occurrence, nous sommes un peu à côté de la question. Aux États-Unis, les shield laws donnent aux journalistes un instrument leur permettant de refuser de dévoiler l’identité de leurs sources sans se retrouver en prison pour outrage au tribunal. Dans un tel cas de figure, le journaliste a d’abord été sommé de s’exécuter, dans le cadre d’une procédure formelle qui s’est déployée au grand jour. Lorsque la police, avec l’aide d’un membre complaisant de l’appareil judiciaire, décide de fouiller clandestinement dans le téléphone du journaliste pour trouver son petit bonheur, au mépris d’une jurisprudence bien établie, nous ne sommes pas dans le même registre. On aura toutes les lignes Maginot qu’on voudra, on sait ce qui arrive quand quelqu’un se constate capable de passer à côté.

La mise au point d’une loi pour protéger les sources, et par ricochet les journalistes, ne sera pas une partie de plaisir. Il faudra, j’imagine, y définir le mot « journaliste », ce qui est déjà un casse-tête. L’activité journalistique est pratiquée par pas mal de monde, et pas toujours dans le cadre d’une salle de nouvelles traditionnelle. Comment seront traités les pigistes, les journalistes indépendants, les blogueurs, les nouveaux médias et les médias marginaux, y compris ceux dont on dira qu’ils font dans la propagande ? Et les humoristes qui font de l’information, puisqu’ils font maintenant partie des meubles ? Et puisque la Charte canadienne des droits et libertés garantit la liberté de presse à tous, comment pourrait-on, de toutes manières, « protéger » les uns et pas les autres ? En tout cas, lorsque la Cour suprême du Canada a mis au point la défense de communication responsable, en 2009, elle a tenu à utiliser le concept de « communication » plutôt que celui, plus restreint, de « journalisme » de manière à étendre aux blogueurs le recours à cette défense[1].

Dans toute discussion sur la définition de journaliste, il est tentant de faire appel à l’éthique et à la déontologie. Serait journaliste quiconque pratique une activité journalistique dans le respect des exigences professionnelles établies. Mais cette idée ne passe pas comme lettre à la poste. On connaît des animateurs et des commentateurs qui refusent, et l’étiquette de journaliste, et la déontologie; il s’en trouve qui estiment que, de toutes manières, la déontologie est de trop dans le décor; et ne sont pas rares ceux qui méprisent ouvertement le Conseil de presse.

Pour faire une loi, il faudra aussi, je présume, définir qui sont ces sources qui devraient se mériter cette fameuse protection législative. À vouloir embrasser trop large à cet égard, on risque de renforcer la protection de tous ceux, calomniateurs, fabricateurs, voyous et farceurs qui, au nom d’un « agenda caché » qui leur est propre, s’emploient à disséminer sur la place publique des informations fausses, sachant que les journalistes garderont leur identité secrète. Ce n’est pas pour rien que l’Association canadienne des journalistes pose formellement que : « When we are not willing to go to jail to protect a source, we say so before making the promise. And we make it clear that the deal is off if the source lies or misleads us »[2]. La FPJQ est d’accord. Elle dit : « Les journalistes qui ont promis l’anonymat à une source doivent tenir leur promesse, devant quelque instance que ce soit, sauf si la source a volontairement trompé le journaliste »[3]. Toute éventuelle loi sur la protection des sources devrait veiller à ne pas rendre caduc ce principe déontologique. À défaut, on légitimerait l’approche des médias qui y passent présentement outre et protègent toutes les sources, peu importe les salades qu’elles ont racontées. J’irai plus loin, il serait dans l’intérêt public, et on pourrait profiter de l’introduction d’une telle loi pour le faire, d’obliger les médias à dévoiler l’identité des sources qui ont tenté de les instrumentaliser pour manipuler l’opinion publique avec des faussetés.

Pour toute loi de ce genre, il ne s’agira pas tant de protéger les sources, ou les journalistes, que de promouvoir et défendre l’intérêt public. Voilà le principe directeur. Quand on examine la jurisprudence, on constate aisément à quel point, lorsque les juges ont dû trancher des situations complexes, c’est l’intérêt public qui leur a servi de phare.

Quoiqu’il arrive, si les autorités policières estiment que, de toutes manières, elles peuvent faire à leur tête, pourvu qu’elles puissent trouver un juriste, quelque part, qui soit prêt à signer un mandat de complaisance qui permet de contourner le système, nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Nous sommes au fond devant une question éthique. Je ne parle pas d’éthique policière, ni d’éthique journalistique, mais d’éthique tout court, à savoir la valeur que l’on accorde, en régime démocratique, aux institutions, aux conventions sociales et à l’esprit des lois. C’est peut-être au Ministère de l’Éducation qu’on devrait faire appel, plus qu’au Ministère de la justice. En attendant, tout cela est profondément décourageant. On régresse.

Je vous invite à lire mon texte du 9 janvier 2016 sur les sources anonymes, et celui du 23 septembre dernier, sur la surveillance électronique. Je vous invite également à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay. Reproduction d’extraits permise avec mention de la source. En 2014, l’auteur a publié VORTEX, la vérité dans le tourbillon de l’information, chez Québec Amérique.

[1] Voir Cour suprême du Canada, arrêt Grant, 2009, alinéa 97.

[2] Canadian Association of Journalists, Ethics Guidelines.

[3] Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Guide de déontologie des journalistes du Québec.