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« Un décompte qui ne passe pas », annonçait La Presse, à la une, le 28 janvier dernier. Le journaliste Tommy Chouinard écrivait : « Le Ministère de l’Éducation a causé toute une commotion en demandant à des commissions scolaires de dénombrer les enseignants et les membres de la direction des écoles qui portent un signe religieux au travail ».[1] La demande de dénombrement était présentée comme fait avéré, aussi bien dans le texte qu’en manchette.

À Radio-Canada, Michel C. Auger en trépignait d’indignation. Le gouvernement cherchait des chiffres ! Il voulait se documenter ! Comprendre ! Quelle horreur ! En entrevue à son émission, le Ministre de l’Éducation, qui n’avait pas l’air de comprendre qu’il était à deux pas du bûcher, a néanmoins réussi à s’expliquer. « Qui a demandé un tel recensement ? » lui a demandé Auger d’entrée de jeu, sur le ton de Torquemada soumettant quelque pauvre hère à la question, et posant lui aussi l’existence du dénombrement comme avérée (c’était écrit dans La Presse !) « Personne ! » a répondu le Ministre, qui a expliqué que son Ministère avait plutôt demandé si de telles statistiques existaient. Auger n’a été déstabilisé que pendant une milliseconde. « Ça revient au même ! » a-t-il lâché, adoptant une logique que n’aurait pas reniée la Tcheka des bonnes années.

Le « scandale », ici, viendrait du fait qu’un tel dénombrement entrerait peut-être en collision avec la Charte des droits et libertés québécoise, notamment l’article 18.1, que le journaliste de La Presse avait d’ailleurs évoqué dans son papier. « C’est notre Charte des droits qui est en cause ! » dira Auger, juché dans la partie supérieure des rideaux.

L’article 18.1 stipule que « nul ne peut, dans un formulaire de demande d’emploi ou lors d’une entrevue relative à un emploi, requérir d’une personne des renseignements [relatifs entre autres à sa religion] ». Il n’était aucunement question ici de formulaire, ni d’un contexte d’embauche. Bref, il aurait certes été dans l’intérêt public d’avoir là-dessus l’éclairage d’un expert, puisque sans problème de charte, il n’y avait pas de scandale… mais ni La Presse ni Radio-Canada n’ont jugé nécessaire de se donner le mal d’en trouver un. Ou peut-être n’en ont-ils pas trouvé un qui était prêt à déchirer sa chemise.

Parlant de cette affaire, la philosophe et essayiste Louise Mailloux faisait remarquer dans Le Devoir, avec raison, qu’on ne peut pas à la fois reprocher à un gouvernement de ne pas appuyer ses politiques sur des données, puis l’accuser de profilage lorsqu’il tente d’en obtenir.[2] Dans le même esprit, Michel David a écrit : « Durant le débat sur la charte de la laïcité, les uns et les autres avaient pourtant reproché au gouvernement Marois de prendre le risque de provoquer une profonde division au sein de la société québécoise sans même posséder de données probantes démontrant qu’il existait un réel problème. »[3]

On fait beaucoup de cas, dans la littérature sur le journalisme, de l’importance de demeurer sur le terrain de la raison. Ce qui explique, entre autres, l’attachement de principe aux faits. Ceux-ci sont sacrés. Il faut éviter même la coquille sans conséquence, et la corriger promptement le cas échéant. A fortiori, déformer les faits sciemment pour les forcer dans un moule constitue un péché capital. Mais on convient également que des faits exacts ne sont pas suffisants. Pour paver la voie à une information de qualité, il faut aussi certaines « dispositions d’esprit ». La transcendance, qui suppose de s’astreindre à considérer d’autres points de vue que le sien, et un attachement viscéral envers la logique.[4] Dans le cas qui nous occupe, il ne me semble ni rigoureux, ni logique, de suggérer que demander si une statistique existe, dans la perspective d’enrichir la réflexion avec des données probantes, soit l’équivalent d’une directive de pourchasser les enseignantes voilées. Ça ne revient pas au même, et à cet égard le Ministre avait parfaitement raison de réfuter l’argumentation de M. Auger, d’autant plus que celle-ci reposait sur peu de choses.

On peut bien, d’accord avec Patrick Lagacé, s’indigner de la circulation de théories délirantes dans les universités, et d’enseignants qui prennent leurs informations sur YouTube, mais il faut aussi, constatant l’existence de ces pentes savonneuses parce qu’irrationnelles, se montrer capables d’en tirer des leçons.[5]

Nous étions ici devant un bon vieux procès d’intention, et mal ficelé avec ça. Pour commencer, la nouvelle de La Presse, à la base de tout, était erronée. « La présidente de la [Commission scolaire de Montréal], Catherine Harel-Bourdon, confirme que le Ministère a demandé des statistiques sur le nombre d’employés portant des signes religieux » a écrit le journaliste. Le même jour, à RDI, en entrevue, la présidente de la CSDM a donné sa version des choses. Celle-ci concordait avec celle du Ministre, et donc entrait en collision avec celle de La Presse. En outre, information prise, il semble bien qu’aucune commission scolaire au Québec n’a reçu une demande de « dénombrer les enseignants et les membres de la direction des écoles qui portent des signes religieux », contrairement à ce qu’écrit La Presse en lead. En conséquence, le premier paragraphe de l’article et la manchette de la une étaient également « erronés ».

La nouvelle de M. Chouinard reposait sur « des sources sûres ». Outre la présidente de la CSDM, déjà évoquée, ces sources ne sont pas nommées et la raison pour laquelle on leur a consenti l’anonymat n’est pas mentionnée.

Mais soyons rassurés quant à l’interprétation à donner à cet « événement », puisque le journaliste indique que « toutes les sources consultées font un lien entre la demande du Ministère et la volonté du gouvernement d’interdire le port de signes religieux… ». Toutes les sources consultées ? Nous voici rassérénés… N’en jetez plus, la cour est pleine.

Dans son guide de déontologie, récemment rendu public, La Presse pose que le recours aux sources non identifiées doit demeurer « l’exception » et « être utilisé uniquement lorsqu’une information ne peut être obtenue ou corroborée autrement ». Elle dit aussi, en référence aux sources à qui un journaliste accorde l’anonymat : « Le journaliste doit être convaincu qu’il existe des motifs valables de protéger l’identité de sa source, tels que la possibilité de représailles. Dans la mesure où ils ne contribuent pas à identifier la source, ces motifs doivent être communiqués aux lecteurs ainsi que les éléments permettant à La Presse d’établir sa crédibilité [je présume qu’on parle ici de la crédibilité de la source] ». Elle dit aussi : « Le pluriel, attribué vaguement, est à proscrire pour décrire « des » sources confidentielles ».

Je vous laisse juger dans quelle mesure ces préceptes ont été appliqués dans cette affaire.

Il est par ailleurs savoureux que Mme Harel-Bourdon déclare dans La Presse que depuis plusieurs mois des journalistes lui demandent les mêmes chiffres que ceux que le Ministre aurait aimé avoir. Ce ne serait donc pas loin d’être un crime contre l’humanité de poser la question quand c’est le Ministre qui la pose, mais elle serait anodine quand elle vient des journalistes. Et ces derniers, puisqu’ils posent la question, semblent présumer qu’il serait dans l’ordre des choses que les commissions scolaires aient fait le décompte !

Constatons pour finir, dans une affaire comme celle-ci, le rôle qu’on réserve au public. On se gargarise de « journalisme de qualité », de « rigueur », de « vérification », avant de nous balancer des pensées toutes faites et des analyses incomplètes, appuyées sur des informations erronées et des sources anonymes, assorties de sous-entendus douteux. Tout ce qui est espéré de notre part, c’est qu’on joindra sans réfléchir le choeur des indignés. Et que béats, snobbés, trompés, on applaudira la performance. Il semble évident que peu importe ce qui sera proposé par le gouvernement du Québec au sujet des signes religieux chez les employés de l’État, la pilule ne passera pas. L’affaire est déjà entendue. Avec le procès d’intention vient le biais.

Je vous invite à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay, 2019

 

[1]CHOUINARD, Tommy. Signes religieux chez les enseignants: Québec veut des chiffres. La Presse, le 28 janvier 2019.

[2]MAILLOUX, Louise. Une autre montée de lait sur la laïcité, Le Devoir,  le 31 janvier 2019.

[3]DAVID, Michel. La faute des fonctionnaires. Le Devoir, le 7 février 2019.

[4]Pour ceux qui s’intéressent à la question, je suggère: WARD, Stephen J. A., The Invention of Journalism Ethics,McGill-Queen’s University Press, 2015.

[5]Voir: LAGACÉ, Patrick. MBA zé bobards, La Presse, le 4 février 2019.