Du bon usage des sources anonymes

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“Why should I go to that cemetery? It’s filled with losers.” — Donald J. Trump. Accorder l’anonymat à une source est certes permis par la déontologie. Le dispositif a prouvé depuis longtemps son utilité publique. Je ne connais personne qui remette le principe en cause, ni son pendant, le droit de la presse de protéger l’identité de telles sources. Néanmoins, il ne semble pas clair pour tout le monde qu’il s’agit le cas échéant d’une dérogation — nombre de codes de déontologie en parlent sans ambiguïté comme d’un « dernier recours ». La règle, en journalisme, c’est que les sources sont nommées, pressées de parler à visage découvert. L’anonymat, c’est l’exception. Des conditions s’appliquent (ceux qui veulent creuser la question pourraient relire ici mon texte de 2016 sur le sujet).

Le 3 septembre dernier, un texte publié dans le prestigieux The Atlantic, aux États-Unis, a fait beaucoup de bruit (Trump: American Who Died in Wars are ‘Losers’ and ‘Suckers‘)[1]. Il était signé par le rédacteur en chef, Jeffrey Goldberg, et commençait ainsi :

« When President Donald Trump canceled a visit to the Aisne-Marne American Cemetery near Paris in 2018, he blamed rain for the last-minute decision, saying that “the helicopter couldn’t fly” and that the Secret Service wouldn’t drive him there. Neither claim was true.

Trump rejected the idea of the visit because he feared his hair would become disheveled in the rain, and because he did not believe it important to honor American war dead, according to four people with firsthand knowledge of the discussion that day.In a conversation with senior staff members on the morning of the scheduled visit, Trump said, “Why should I go to that cemetery? It’s filled with losers.” In a separate conversation on the same trip, Trump referred to the more than 1,800 marines who lost their lives at Belleau Wood as “suckers” for getting killed. »

Le scoop, ou du moins ce qui a été traité comme tel par la presse américaine, c’était donc une citation directe de M. Trump, présentée comme un fait, parce que corroborée par quatre sources non identifiées. Étions-nous devant une dérogation « acceptable » sur le plan déontologique ?

La réponse honnête, c’est peut-être, ça dépend.

Une des questions qu’il faut d’abord se poser, et que pas mal de monde ne se pose jamais, consiste à se demander si nous sommes devant un fait ou une opinion. Quelle est en effet la valeur d’une opinion dont on ne sait pas de qui elle vient ? Le Globe and Mail met de l’avant un des rares codes de déontologie à aborder la question de front et à y répondre franchement : « [Anonymous sources] are not used to voice opinions or make ad hominem attacks ».

En conséquence, un journaliste ne pourrait pas écrire, par exemple, que « quatre sources bien informées ont déclaré que selon elles M. Trump est un crétin ». Le journaliste n’aurait aucunement démontré ou prouvé, ce faisant, que le président est un crétin, il aurait tout au plus prouvé qu’il était capable de trouver quatre personnes qui le pensent et sont prêtes à le dire, courageusement, sous le couvert de l’anonymat. L’affirmation serait doublement inacceptable, à la fois parce qu’il s’agit d’une opinion et d’une attaque personnelle. On ne peut pas corroborer des opinions, seulement des faits. Je peux vous trouver trois personnes qui pensent que la Terre est plate ou que Bill Gates veut vous greffer une puce, je n’ai rien « corroboré », j’ai simplement trouvé trois personnes qui ont des problèmes.

Dans le cas de The Atlantic, donc, les quatre sources confirmaient bel et bien un fait —  qui prenait la forme d’une citation directe du président, faite dans un contexte bien précis. La déontologie, cependant, aurait demandé qu’on en sache davantage sur les sources, sur pourquoi on devrait les croire, et sur pourquoi on leur a accordé l’anonymat. Goldberg nous signale cependant que ce sont toutes des sources de première main, donc des gens qui circulent à proximité immédiate du président, et qui ont — a priori du moins — entendu de leurs propres oreilles les propos qu’il a tenus. Les détails permettant de jauger la crédibilité des sources en question sont maigres, mais dans le contexte, ça peut se comprendre. Les sources pourraient manifestement subir des conséquences très sérieuses si on arrivait à les identifier. Dans ce cas-ci, leur vie serait littéralement en danger.

Autre dimension importante, la question de l’indépendance. Ces quatre sources sont-elles véritablement indépendantes l’une de l’autre, comme le demande la déontologie, où ont-elles des liens qu’il serait d’intérêt public de connaître, parce qu’elles pourraient alors avoir concocté une version commune ? La corroboration est un exercice de triangulation. Elle suppose que le journaliste a pu raisonnablement vérifier l’absence de « contamination » entre les sources. À ce sujet, le lecteur de The Atlanticne sait rien.

Le résultat de ce qui précède, c’est le « peut-être » que j’ai évoqué ci-dessus. Au final, nous n’avons pas, comme lecteur, toutes les réponses. En fait, nous en avons très peu. Au sujet du caractère déontologique du texte, ou même de la véracité de ce qui est rapporté, nous sommes incapables de conclure.

Ce qui lève le voile sur une dimension fondamentale de l’anonymat, qui échappe à pas mal de monde, celle de la responsabilité. On voit bien, en examinant le cas de The Atlantic, qu’en bout de ligne le lecteur ordinaire est obligé de croire le journaliste sur parole. C’est le résultat direct du recours à l’anonymat. Nous ne pouvons pas, et ne pourrons jamais, vérifier si l’information est fiable. Nous ne savons pas d’où elle vient et ne le saurons jamais, ce qui va contre le grain de la méthode journalistique. Il faut accepter comme argent comptant ce que M. Goldberg nous offre, nous n’avons pas le choix. Et en corollaire, le média se rend vulnérable, nettement plus vulnérable que si les propos étaient attribués. Car s’ils l’étaient, le média ne serait qu’un « témoin », alors qu’ici, il doit assumer pleinement la responsabilité du propos.

Le résultat est prévisible. Selon vos croyances et vos allégeances, ou selon la confiance que vous éprouvez pour The Atlantic, vous croirez M. Goldberg, ou pas. Un journaliste ne réussira pas, avec des révélations appuyées aussi vaguement, à convaincre un partisan de Trump, parce que les révélations en question, faiblement étayées malgré le nombre, sont faciles à mettre en doute. Et avec les autres, vous venez simplement d’enfoncer une porte ouverte. Mettez les deux camps face à face, aucune résolution ne sera jamais possible, essentiellement parce que les sources n’étaient pas nommées.

Un autre passage de l’article de The Atlantic (dans lequel les sources non identifiées sont nombreuses) mérite un regard :

« On Memorial Day 2017, Trump visited Arlington National Cemetery, a short drive from the White House. He was accompanied on this visit by John Kelly, who was then the secretary of homeland security, and who would, a short time later, be named the White House chief of staff. The two men were set to visit Section 60, the 14-acre area of the cemetery that is the burial ground for those killed in America’s most recent wars. Kelly’s son Robert is buried in Section 60. A first lieutenant in the Marine Corps, Robert Kelly was killed in 2010 in Afghanistan. He was 29. Trump was meant, on this visit, to join John Kelly in paying respects at his son’s grave, and to comfort the families of other fallen service members. But according to sources with knowledge of this visit, Trump, while standing by Robert Kelly’s grave, turned directly to his father and said, “I don’t get it. What was in it for them?” Kelly (who declined to comment for this story) initially believed, people close to him said, that Trump was making a ham-handed reference to the selflessness of America’s all-volunteer force. But later he came to realize that Trump simply does not understand non-transactional life choices.

“He can’t fathom the idea of doing something for someone other than himself,” one of Kelly’s friends, a retired four-star general, told me. “He just thinks that anyone who does anything when there’s no direct personal gain to be had is a sucker. There’s no money in serving the nation.” Kelly’s friend went on to say, “Trump can’t imagine anyone else’s pain. That’s why he would say this to the father of a fallen marine on Memorial Day in the cemetery where he’s buried.”»

Ici, c’est le deuxième paragraphe qui m’intéresse. Nous avons une citation d’une source anonyme qui, me semble-t-il, exprime des opinions qui ne sont pas loin de l’attaque personnelle. M. Goldberg nous donne quelques informations sur la source — un général étoilé proche de Kelly — mais ne nous dit pas pourquoi il lui a concédé l’anonymat. Il y a ici, à mon sens, un souci déontologique important, qui disparaîtrait si la source était nommée. Elle aurait dû l’être, ou ce passage de l’article aurait dû être supprimé.

L’anonymat est un procédé dont la presse abuse, et au sujet duquel les règles et les précautions qu’elle préconise sont rarement tenues en compte. Ou même comprises.

[1] Goldberg, J. (3 septembre 2020). Trump: Americans Who Died in Wars are ‘Losers’ and ‘Suckers’. The Atlantic.