Controverse: Guide d’Assemblage

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Le 25 octobre, le National NewsMedia Council (NNC) a rendu une décision au sujet d’un article publié dans le Globe and Mail en juillet dernier. Une décision intéressante, pas totalement satisfaisante, et à bien des égards éclairante. L’article en cause, publié le 31 juillet, intitulé « Russia’s power line: How Bombardier helped build a controversial railroad along Ukraine’s border », n’y allait pas de main morte. Il occupait toute la une et deux pages intérieures. Pas banal. Grosse nouvelle, donc. Mais dans des cas comme celui-là, l’expérience montre qu’il faut faire une lecture attentive du texte, ça sent la nouvelle gonflée à l’hélium.

L’histoire portait sur un contrat de 8 millions de dollars (oui, vous avez bien lu, il ne manque pas de zéros) pour du matériel fourni aux Russes pour construire une ligne de chemin de fer entre Zhuravka et Millerovo, surnommée le « Ukraine Bypass ». Un tronçon dont il serait établi qu’il est « controversé », selon la manchette. Et parce qu’il est controversé, que c’est un fait, l’article méritait trois pages, dont la une.

Le concept de « controverse », très utile pour justifier l’emprunt de la bonbonne d’hélium qui équipe toute bonne salle de rédaction, reposait ici sur quatre piliers.

L’article laisse entendre que ce contrat pourrait contrevenir à la politique étrangère canadienne en ne respectant pas les sanctions présentement en place. Le problème, ici, c’était que la chose était facilement vérifiable[1], et que la vérification aurait dû être faite. Bombardier avait signalé avant publication que le projet était dans les clous (ce que l’article mentionne, mais sous forme de prétention de Bombardier). Le conditionnel témoignait non pas d’une insoluble incertitude, mais d’une recherche qui n’a pas été faite ou qui n’avait pas donné les résultats souhaités.

Dans la même veine, l’article fait grand cas du fait qu’un dénommé Vladimir Yakunin ne figure pas dans la liste canadienne des sanctions, alors qu’il est sur la liste américaine depuis 2014. Mais l’article ne dit pas que le monsieur en question n’est pas non plus sur la liste de l’Union européenne. Ni sur celle du Japon. Auriez-vous aimé le savoir ? Moi aussi.

Premier conseil de notre Guide d’Assemblage d’une Controverse : supprimer l’information qui dérange, même si ça risque d’induire le public en erreur. La déontologie dit que l’information doit être complète ? Bah, c’est pour les étudiants.

L’article signale en plus que la ligne de chemin de fer, qui est parallèle à une autre, pourrait servir à acheminer du matériel militaire, ce qui pour le NNC, d’ailleurs, suffit à la rendre controversée. Pour l’instant, cependant, il semble qu’il passe sur cette ligne quelque 200 trains par jour, et qu’il s’agit essentiellement de trafic passager et commercial. Ce que le Globe and Mail n’a pas jugé nécessaire de signaler à ses lecteurs. Deuxième conseil de notre Guide : toujours s’assurer de faire donner tout son jus au conditionnel, un temps de verbe riche en possibilités. Ce qui ne se passe pas est tellement plus intéressant que ce qui se passe.

Qui dit controverse dit points de vue qui s’entrechoquent. Dans un article de cette envergure, présenté de cette manière, on s’attend à trouver des sources crédibles. Ici, si on fait abstraction du porte-parole de Bombardier et d’une citation banale et sans effet d’un porte-parole du gouvernement, la récolte est maigre : il y en a deux, en tout et pour tout. Mais qu’à cela ne tienne, j’ai documenté la technique ailleurs, il n’y a qu’à parler de ces sources au pluriel ! Dès le début de l’article, on donne le ton : « That, critics say, should never have happened given Bombardier’s status as a major recipient of Canadian tax dollars, and Canada’s foreign policy of supporting Ukraine in its de facto war against Russia ». Nous avons donc ici « des critiques » qui estiment que le contrat contrevient à la politique canadienne. Mais ces critiques sont… un. Il s’agit de Paul Grod. Il n’a pas été très difficile à dénicher, étant lobbyiste pour le Congrès Ukrainien du Canada, organisme qui par ailleurs, dixit le Globe and Mail, aimerait voir M. Yakunin sur la liste des sanctions. Et pour ce qui est du point de vue opposé, qui viendrait par exemple d’un expert indépendant quelconque, qui expliquerait que le contrat est légitime, il semblerait que le ver les a tous mangés. Quoi, son « Editorial Code of Conduct » signale que le « Globe and Mail will seek to provide reasonable accounts of competing views in any controversy so as to enable readers to make up their own minds » ? Peut-être les jours pairs… pas de chance cette fois[2].

Conseil de plus dans notre Guide : une seule source peut suffire pour créer une controverse. Il n’y a qu’à en parler au pluriel. Et si la source a des comptes à régler, pas de problème… les experts indépendants, ce n’est pas trop notre truc, ça ne goûte pas grand-chose.

Enfin, la coquille. Bombardier est citée dans l’article affirmant : « This project is located 100 percent inside the unrecognized borders of Russia ». Cette déclaration, à elle seule, il faut l’avouer, jette un éclairage troublant sur l’affaire. Le hic cependant, c’est qu’elle n’est pas exacte et que le courriel de Bombardier disait « …100 percent inside the UN-recognized borders of Russia » [United Nations-recognized borders]. Il semblerait que cette erreur a été causée par un logiciel (!) qui n’est maintenant plus en service au Globe and Mail. Nous voilà rassurés[3].

Dans sa décision, le NNC a reconnu que le Globe and Mail avait eu tort d’utiliser le pluriel pour parler d’une seule personne. Le Globe and Mail a fait valoir, c’était prévisible, qu’il avait d’autres sources, ce qui justifiait le pluriel. Le cas échéant, il s’agissait donc de sources anonymes qui n’étaient aucunement décrites et dont l’anonymat n’était pas expliqué, comme l’aurait pourtant voulu la déontologie. Ou alors il s’agissait de sources fabriquées de toutes pièces. À vous de vous faire votre opinion.

Du bout des lèvres, le NNC a estimé que le Globe and Mail aurait dû expliquer au public la nature des sanctions économiques canadiennes. Mais il a rejeté l’essentiel de la plainte de Bombardier, qui estimait que l’article était globalement mal fondé et trompeur.

Nous étions ici devant un cas de cadrage classique. Les principaux instruments, en pareil cas, sont l’omission, la connotation et la présentation. Tout ce qui compte vraiment se passe entre les lignes. Les articles contiennent peu ou pas de faussetés au sens très strict du terme. Et les arbitres montrent beaucoup de timidité à pointer du doigt des textes qui ne contiennent pas d’erreurs grossières. Les questions de contexte sont ignorées, pour cause de subjectivité. Et la subjectivité a le dos large. On peut donc arriver à publier des énormités, pourvu qu’elles passent le test sur le plan littéral. On corrigera volontiers une coquille sans importance, mais on ne corrigera jamais une idée fausse qui est maintenant gravée dans votre cerveau.

Peu de gens, a priori, auront lu l’article du 31 juillet jusqu’au bout, et encore moins en auront fait une lecture critique. Mais le simple fait qu’il a été publié à la une, en mode « 12 septembre 2001 », a livré l’essentiel du message. Il faut donc regretter que le NNC ait raté ici une belle occasion de prendre de la hauteur. Ce qu’on doit plutôt comprendre, sans grande surprise, c’est qu’il entend s’en tenir à une lecture extrêmement étroite des normes et s’efforcer de tout faire pour éviter de blâmer un média

On peut lire ici la décision du National NewsMedia Council, et ici le dossier de Bombardier.

Je vous invite à me suivre sur twitter @wapizagonke.

© Michel Lemay, 2018

 

[1]Pour examiner les sanctions, cliquez ici.

[2]Outre M. Grod, l’article s’appuie sur le témoignage de Pavel Felgenhauer, un « analyste » (lui aussi évoqué au pluriel) qui suppute que la ligne de chemin de fer en question pourrait être utilisée à des fins militaires. Il ne s’étend pas sur la question de la conformité avec le régime de sanctions. Le quotidien n’a pas jugé bon de signaler que M. Felgenhauer est Senior Fellow de la Jamestown Foundation, aux États-Unis, laquelle semble avoir pour mission de soutenir les intérêts stratégiques américains. Lui aussi, manifestement, avait des messages à passer. Mission accomplie.

[3]Le Globe and Mail a plus tard corrigé la coquille, au bas de la page 2, fort discrètement, et sans expliquer le contexte. Il a modifié la version de l’article qu’on trouve en ligne, et la correction est mentionnée en fin d’article.